CHAPITRE III
LE REGARD
COUPANT DES AUTRES
L |
e physicien cherche ˆ percer le
mystre de la matire en faisant Žclater l'atome en ses infimes parcelles qu'il
Žtudie : noyau, Žlectron, neutrinoÉ Jusqu'ˆ chercher ˆ voir l'antimatire. Le
citoyen qui cherche ˆ comprendre le ch™mage ne peut se contenter de regarder
les apparences de ce corps Žtranger
pour en comprendre le fonctionnement. Il doit, ˆ l'exemple du scientifique,
s'astreindre ˆ une discipline de pensŽe inhabituelle pour regarder les atomes qui le composent et lui soufflent : "regardez-moi
tel que je suis" ! Si le ch™meur, le
non-ch™meur veulent rŽgler la douleur inhŽrente ˆ leur situation quotidienne,
concrtement, il leur faut, ne serait-ce que le temps d'une pause favorisŽe par
une calme lecture, plonger leur regard sans a priori au cÏur d'une matire
encore plus impalpable que celle des physiciens : la matire des sensations.
Leur ballet ondulatoire crŽe les
motivations ou les dŽmotivations, ˆ l'origine des crŽations ou des destructions
Žconomiques et sociales.
BlessŽ
par le licenciement - acte brutal -, ŽcrasŽ par l'inexorable
engrenage fiscal - actes insidieux et perfide -, le ch™meur subit
aussi pendant tout ce temps-lˆ une perte de valeur, par une sorte de retour
en arrire sur son chemin professionnel.
Une entropie dirait le savant. La
nature corpusculaire alŽatoire de ces valeurs,
rŽsultant de ses mŽrites, les rend trop souvent invisibles ˆ l'Ïil non averti ;
ou bien sont ŽcartŽs d'un revers de la main comme quantitŽ nŽgligeable. Mais
n'est-ce pas au cÏur de toutes les matires que prennent naissance toutes
formes de vie ? Ou y meurent ?
Essayons donc de prtre une attention plus soutenue ˆ ces valeurs perdues par les uns et les autres.
La rŽsolution de ce qui s'oppose aux dynamiques de progrs s'y trouve, sans aucun doute, plus sžrement que dans les solutions mŽcaniques, Žgalement utiles, mais statiques.
DES DISSIDENTS COUPƒS DE LEURS RACINES.
Regards blessants.
A |
ux yeux des diffŽrents acteurs
sociaux le ch™meur "pose problme". La condition de ch™mage est synonyme pour toute la
sociŽtŽ d'une perte de nombreuses valeurs.
Les regards distants que le ch™meur lit alors dans les yeux des non-ch™meurs
a pour effet direct de le dŽvaloriser. Ces
contacts rŽpŽtŽs avec le monde en marche ne peuvent que lui infliger une
douloureuse blessure morale. Pour se protŽger de ces regards, le ch™meur peut
avoir tendance ˆ se draper dans sa dignitŽ. Progressivement ce rŽflexe de
dŽfense le coupe de ses racines avec la sociŽtŽ ; aussi efficacement que le
licenciement l'a coupŽ de son entreprise. Ë ce jour la collectivitŽ ne parvient
toujours pas ˆ combler le fossŽ qui s'est installŽ ˆ cause du ch™mage. Et la
manire de rŽparer les dŽg‰ts reste une question lancinante. Ë tel point que
cycliquement un grand silence sans doute nŽcessaire s'abat comme une happe de
plomb sur les consciences qui n'en peuvent plus !É
Pour le besoin de l'analyse, nous
n'emprunterons dans un premier temps ("Des dissidents coupŽs de leurs
racines"), que le seul angle de
vision du premier groupe de protagoniste : les ch™meurs. L'analyse est assez compliquŽe pour reporter dans un second
temps ("Un peuple d'humeur tŽnŽbreuse") le point de vue opposŽ, celui des non-ch™meurs.
L'inconvŽnient est de risquer de donner le sentiment nŽgatif qu'une somme
d'iniquitŽs s'accumule sur la tte d'un seul camp.
Aussi devrons-nous nous dŽgager
des tendances pessimistes et critiques, en examinant ce problme posŽ au
ch™meur lorsqu'il se retrouve en face des autres. C'est au contraire, en
dŽcouvrant les mŽcanismes de cause ˆ effet, que nous pourrons repositiver la situation, et faire appara”tre les
remdes possibles.
Si le
sentiment de dŽvalorisation est bien conscient chez le ch™meur, la
suite des avatars qui suivent son licenciement n'est pas nŽcessairement
toujours vue de manire aussi nette que nous allons tenter de le faire. Le
poids de cette perte insupportable du travail est en effet, ˆ lui seul,
suffisant pour empcher toute rŽflexion plus rationnelle. L'impact dŽvalorisant
des autres acteurs sociaux est peut-tre d'avantage vŽcu qu'analysŽ. Mais ces
acteurs, par leur regard rŽpulsif, plus ou moins voulu, portŽ sur le ch™mage,
ont pour effet d'ancrer le ch™meur dans
une sous-estimation de lui-mme. Cet ancrage appara”t catastrophique, ˆ l'observateur qui prend assez
de recul ; il a le mme effet d'immobilisation d'un peuple, que l'ancre a d'un
paquebot ! O donc peut aller une sociŽtŽ immobilisŽe ?É
Les
non-ch™meurs des divers groupes avec lesquels le ch™meur prend contact, lors de
sa pŽriode de ch™mage, portent leurs regards de bien des manires blessantes, qui se traduisent dans les mots et les gestes. Ce sont en
particulier :
¥ Les regards des agents de
l'emploi.
¥ Les autres regards publics : de
l'administration fiscale, des services publicsÉ
¥ Les regards des embaucheurs et
les autres regards de l'entreprise.
¥ Les regards familiers
"diffŽrents" : famille, proches, amis, voisinsÉ
¥ Les regards politiques : des
partis, des syndicats, des clubs de rŽflexionÉ
¥ Les regards humanitaires :
religieuxÉ
¥ Les regards Žconomiques : des
banques, des ŽconomistesÉ
¥ Les regards absents.
¥ Les regards de la sociŽtŽ en
gŽnŽral.
L'angle
de vision constant que nous allons prendre pour observer nous-mme ces regards
est celui de n'importe quel ch™meur ;
non d'un observateur thŽorique d'un quelconque microcosme spŽcifique.
En voici quelques Žchantillons ˆ
analyser.
Les regards des agents
de l'emploi.
Ils sont parmi les
premiers, croisŽs par le ch™meur.
"Voilˆ, c'est fait ! Vous voyez, a n'Žtait pas si
terrible que a !", disait un jour
une prŽposŽe ˆ l'emploi, ˆ un jeune demandeur d'un premier emploi. Il avait
longuement hŽsitŽ ˆ s'inscrire, tant cela lui semblait humiliant. Mots anodins
? Mots mal perus par l'impŽtrant qui fulmina : " Elle me prend pour un
gosse ! Elle me materne comme si j'avais dž avaler une purge ! ".
Etait-ce le mot ? Ou l'intonation,
rŽvŽlatrice de l'intention, porteuses d'une commisŽration mal perue ?É
Ë
l'autre bout, ou presque, de l'Žchelle d'‰ge, des demandeurs d'emploi de longue
durŽe se voient infliger une claque morale cinglante :
"
ƒtant donnŽ votre ‰ge, vous allez avoir droit ˆ toute la panoplie des
convocations. C'est pour votre bien. On va vous empcher de vous endormir"
!
Chaque ch™meur avait le droit ˆ ce
petit couplet en passant devant cet agent qui contr™lait la situation de
recherche d'emploi, en prŽtendant lui rendre service. Si de tels propos sont tenus frŽquemment par de jeunes
agents de l'emploi, ils traduisent sans aucun doute des mots d'ordre
hiŽrarchiques ! Ou du moins un Žtat d'esprit, considŽrant qu'il faut ˆ
tout prix empcher les ch™meurs de longue
durŽe de se dŽcourager et de tomber dans l'exclusion. Bonne intention louable,
certes. Mais moyens exŽcrables ! Le dicton ne dit-il pas que "l'enfer est
pavŽ de bonnes intentions" ? Il y
a dans ces attitudes quelque chose qui s'apparente ˆ l'acharnement
thŽrapeutique, comme le relvent certains
ch™meurs.
"Je
ne vous ai pas attendu pour me prendre en main ", rŽpondait l'un d'eux, agacŽ par cette rŽflexion. "Mes
projets, mme s'ils n'aboutissent pas encore, sont autrement plus importants
que vos rŽunions et vos enqutes inutiles. Elles sont faites par des
technocrates qui croient tout savoir". D'abord, me demander par
questionnaire, ˆ mon ‰ge, combien font : 2x7 ou 40+25É Ou ce que j'ai fait
hier, soi-disant pour mieux me conna”treÉ (Comme disait ma voisine : j'ai
soignŽ mes poules. Qu'est-ce qu'ils veulent que je dise d'autre ?)É Et je passe
sur les questions suivantes ! Il y a de quoi se poser ˆ notre tour de graves
questions sur l'administration ! Est-ce comme a que vous comptez m'aider ˆ me
rŽinsŽrer dans un emploi rŽservŽ ?É Venez partager une semaine de mon temps,
vous comprendrez peut-tre un peu mieux !"
La
violente rŽpartie Žtait bien le signe d'une approche erronŽe de l'autre. Comment cette jeune fonctionnaire, aimable en
apparence, pouvait-elle prŽtendre faire la leon, sans induire un sentiment de dŽvalorisation ?
L'attitude
qui force le ch™meur ˆ "prendre
conscience" comme disent certains, de
leur Žtat de dŽcouragement ou de leur humeur maussade, afin de "l'aider" - soi-disant -, a bien d'obscures mobiles ! Chez les uns,
on sent percer un besoin de domination. Chez d'autres c'est plut™t leur propre
malaise qu'ils imputent ˆ l'interlocuteur. Ils "projettent" leurs sentiments d'impuissance, comme disent les experts. Et
par dŽfinition, ils n'en ont mme pas conscience.
Si
l'on poursuit la dissection des motifs un peu plus, on trouvera ˆ la base, un grand
besoin de reconnaissance de la part de ces
agents de l'emploi. Car leur situation de salariŽs n'est pas satisfaisante. Ils
aspirent sincrement ˆ aider. Et le systme dans son ensemble ne leur en
fournit pas les moyens. Ni en termes de conduite d'entretien individuel ou
d'animation de groupe, ni dans une meilleure connaissance du management
d'entreprise et des besoins spŽcifiques des diffŽrents niveaux hiŽrarchiques,
en particulier. La t‰che humanitaire est trop lourde pour leurs Žpaules ! Il y a lˆ encore une source de clivage, rŽsultant d'un
management administratif inadaptŽ !
Certains agents mme s'en
confient aux ch™meurs, lorsqu'ils sympathisent et discutent des mesures qui
pourraient tre modifiŽes :
"Il y a longtemps que je me suis aperu que cette
formalitŽ (É) ne sert ˆ rien, et nous prend un temps considŽrableÉ Si vous
pouviez dire tout cela "en haut", disait un jour un agent ˆ un
ch™meur ; nous, ils ne nous Žcoutent pas !"
Mais "en
haut" de quel poids est le propos
d'un ch™meur ? Un ami ch™meur, reu par un important responsable national de
l'Emploi, gr‰ce ˆ ses relations, nous fit cette confidence :
"Ce haut personnage me dit ˆ la fin de l'entretien,
en s'enorgueillissant : Nous aussi nous rŽflŽchissons beaucoup. Nous avons
beaucoup d'idŽe. Ë quoi cet ami lui
rŽpondit avec un peu de malice : "Moi je n'en ai malheureusement qu'une
seule ; elle est simple, mais elle est opŽrationnelle ! Il ne m'a mme pas
entendu, ajouta-t-il."
L'orgueil obscurcit trs souvent la vision du ch™mage, chez ceux qui
ont pour fonction de s'en occuper. Il dŽcoule de cette certitude de mieux
savoir que tout le monde. Sous prŽtexte de
travailler dans ce domaine depuis des annŽes, parfois des dŽcennies. Mais cette
certitude n'est pas fondŽe sur l'expŽrience personnelle du ch™mage, mais l'idŽe qu'ils s'en font.
Cela
conduit ˆ des attitudes comme celle-ci, rapportŽe par un ch™meur lors
d'entretiens avec l'administration :
Chaque
fois que je demande ˆ mes interlocuteurs administratifs des explications sur
des rglements concernant les indemnisations, en en soulignant l'iniquitŽ, ils
se drapent immŽdiatement dans leur superbe. "C'est le mystre des lois et
des textes", m'a rŽpondu l'un d'eux dernirement. Et tout de suite ils se
dŽfendent et assnent des arguments hors de propos. La mode est maintenant de
dire : "le ch™mage va diminuer"É Comme a, ils pensent que tout est
rŽsolu, et qu'il n'y a plus ˆ se prŽoccuper de rien ! Ou bien ils condamnent
carrŽment les ch™meurs, en portant des jugements de valeurs globaux, ˆ partir
de cas marginaux. Une femme m'a renvoyŽ, comme toute rŽponse ˆ ma demande :
"Il y a en des qui vous avouent se trouver bien dans le ch™mage. Ce n'est
pas normal. Il faudrait les sanctionnerÉ Bien sžr, je ne dis pas cela pour
vous."
Finalement, on ne peut rien
leur dire ; ils savent tout, mieux que personne."
Les
prŽoccupations des agents de l'emploi sont parfois d'une nature tout ˆ fait surrŽaliste. Un responsable commercial en activitŽ, en contact pour
une quelconque raison professionnelle avec des cadres de l'Anpe, se disait
effarŽ par les propos que ceux-ci lui tenaient.
"Ils me sortaient leurs listings, pour me monter comme leur dŽpartement
Žtait bien meilleur que le voisin, et comme le taux de ch™mage Žtait nettement
infŽrieur chez eux. Je me serais cru dans un briefing de vendeurs. La plus
grande partie de mon entretien a tournŽ autour des chiffres, des statistiques,
des ratios, de la reprise de l'emploi, etc. Ë aucun moment, il n'a ŽtŽ question
des mesures d'aide et d'accompagnement des ch™meurs. Ils ne voyaient le ch™mage
qu'au travers des chiffres. J'Žtais sidŽrŽ !É"
Quel
rŽsultat ont ces premiers regards ? Ne sont-ils pas ceux qui font le constat
d'Žchec du licenciŽ, ou de celui qui ne
trouve pas un premier emploi ?
Ce constat n'induit-il pas un doute, ˆ propos des compŽtences professionnelles et des Žtudes ?
Lorsqu'en plus les relations se dŽroulent sur un mode enseignant-enseignŽ, que
reste-t-il de l'expŽrience antŽrieure en tant qu'adulte ? En renvoyant le
ch™meur ˆ la case dŽpart, c'est sa compŽtence qui est souponnŽe, voir
remise en cause selon les cas. L'amour
propre n'est-il pas blessŽ de manire irrŽversible ?
Les acquis professionnels du
ch™meur, composŽ de ses brevets d'aptitudes thŽoriques et de son expŽrience
concrte, sont ainsi minimisŽs.
Comme l'un d'eux le remarquait en se dŽsolant :"Mon
C.V. porte des pastilles nŽgatives pour chacune des expŽriences que je n'ai pas
conduite ˆ terme".
L'obsolescence
globale de l'acteur Žconomique est trs rapidement confirmŽe par les premiers
regards croisŽs. Il en rŽsulte un
sentiment de dŽvalorisation.
L'individu
est par consŽquent coupŽ de ses racines, avec cette partie du monde
administratif dont la mission initiale, ne l'oublions pas, Žtait de le prendre
en charge, dans toute sa globalitŽ d'tre.
Or la pŽriode actuelle ne retient que son r™le Žconomique ŽtriquŽ.
Il y a lˆ un facteur de solitude.
Les autres regards
publics.
Nous
avons longuement parlŽ prŽcŽdemment de l'administration fiscale et de ses
succursales. Leurs regards ne sont-ils pas synonyme d'insensibilitŽ,
d'indiffŽrence ?
"Aprs m'avoir longuement questionnŽ, pour
s'assurer que je recherchais bien du travail, l'inspecteur m'a demandŽ, sans en
avoir l'air, si je n'avais pas l'intention de m'Žtablir ˆ mon compte. J'ai eu
l'impression, ajoute ce ch™meur, qu'il cherchait un prŽtexte pour me rayer des
listes et me mettre ˆ la porteÉ Une seconde fois ! Il aurait ŽtŽ dŽbarrassŽ
d'un ch™meur de plus qu'il n'aurait plus eu ˆ payer !"
Intention vŽritable ou prtŽe, le
rŽsultat pour cet individu a ŽtŽ le mme : il Žtait considŽrŽ comme une simple
ligne de charge financire, en plus ou en
moins.
Nous
retrouvons cette mme "non-considŽration particulire" de la part des divers services publics qui ne tiennent
aucun compte des difficultŽs du ch™meur pour payer ses quittances, par exemple.
Il aura fallu le drame mortel survenu en 1999, d'une coupure de courrant
imposŽe sans concertation avec un malade ˆ son domicile, pour que cette
administration promette - ˆ l'aube du XXIe sicle ! - de
"dialoguer" avec les usagers ! Mais de dialogue avec les ch™meurs, en
est-il question ?
"Si vous croyez que j'ai le temps de prendre en
considŽration tous les cas particuliers ! "É rŽpondait un jour un agent administratif hospitalier ˆ un
ch™meur se dŽbattant dans les procŽdures.
Mme
lorsqu'il y a une vellŽitŽ de venir en aide au ch™meur, il n'est pas certain
que les mesures publiques le revalorisent, comme certains le croient. Par
exemple, les titres de transport ˆ prix rŽduit proposŽs par certaines communes.
Les dŽcisionnaires n'insistent-ils pas trop lourdement sur le maintien d'une
participation au cožt du ticket, ˆ la charge du ch™meurÉ "pour qu'il se
sente responsable" ? Ne voyons-nous
pas ˆ l'Ïuvre cette mme idŽe fausse, pr™nŽe ˆ propos d'un minimum d'imp™ts qui
serait nŽcessaire de payer pour se sentir citoyen ? Le ch™meur ne se
sent-il pas exclus lorsque ces rationalisations sont trop intellectualisŽes ?
Que les
pouvoirs publics fassent blanc ou noir, ils semblent toujours ˆ c™tŽ de la
plaque, du point de vue du ch™meur. Car la blessure est plus profonde ! Et ce
qui est ressenti comme des empl‰tres para”t une humiliation supplŽmentaire. Alors
mme que certaines mesures restent nŽcessaires.
Enfin, au regard de la loi le
ch™meur n'existe pas vraiment. Ou il est
"demandeur d'emploi", ˆ la rigueur "demandeur d'emploi de longue
durŽe", ou bien il est "vagabond", "sans logis" ou
"SDF", (comme si ce titre de sans domicile fixe lui donnait quelques lettres de noblesse !). Le
"ch™meur" ne semble exister que dans les statistiques, comme un
"chiffre" ! Le ch™meur n'a pas plus droit de citŽ que le
"pauvre", l'exclu" ; ou "l'oisif" (qui doit tre
cataloguŽ comme "rentier" ou "artiste" par exemple,
c'est-ˆ-dire par rapport ˆ un statut Žconomique ; ou socialement marginal,
mais acceptable). Il n'existe aucun espace socio-juridique pour ces
millions d'tres qui stagnent dans nos
frontires. C'est du moins le sentiment que beaucoup ressentent. Ils ne sont
sans doute pas loin d'une certaine rŽalitŽ !
Sans
approfondir plus ces anecdotes, il est Žvident que le dialogue avec l'administration ne s'Žtablit pas. La relation de
rŽciprocitŽ qui serait nŽcessaire ˆ la rŽsolution sur le fond est empchŽe par des motifs d'un ordre totalement
irrationnel. Nous pourrions accumuler les cas. En trouver d'autres plus
positifs dans un souci d'ŽquitŽ (?). Ils ne donneraient pas plus d'objectivitŽ.
Le fait est lˆ : les ch™meurs sont dŽvalorisŽs par nombre de ces mesures et de
ces comportements les concernant.
Parce que la sociŽtŽ dans son ensemble
n'est pas assez consciente de la nŽcessitŽ de ce besoin fondamental de
revalorisation et s'y prend mal en consŽquence.
Les regards des
embaucheurs.
Les
agents de l'emploi auront fourni au ch™meur la panoplie de conseils et de
trucs susceptibles de lui faire retrouver
un travail. Aprs cet incontournable passage par les officines de l'emploi, et
malgrŽ les bonnes intentions, il est un peu plus dŽvalorisŽ. Il va se frotter,
dans cet Žtat de fragilitŽ, aux regards des recruteurs patentŽs ou des employeurs
potentiels.
La
pŽrennisation du taux de ch™mage, ˆ un haut degrŽ, est telle maintenant qu'un
embaucheur relativise - partiellement - sa crainte, consciente ou inconsciente,
de rencontrer l'incompŽtence chez celui qui a ŽtŽ licenciŽ.
Il pressent nŽanmoins que
l'Žpreuve a laissŽ quelques traces chez son interlocuteur. Et il ne sait pas
rŽellement bien les gŽrer, ˆ moins d'tre lui-mme passŽ par lˆ. Il se doute
bien que le fait d'avoir gožtŽ du fruit de la libertŽ sera un handicap ˆ un retour total ˆ la mentalitŽ de
salariŽ. Il se demande si les habituelles motivations, par les seules
"carottes" financires, seront toujours suffisantes. Il craint
vaguement de faire entrer "le loup dans la bergerie" comme le remarquait un consultant, ˆ propos de l'embauche
d'un cadre au ch™mage depuis plusieurs annŽes. Toutes ces apprŽhensions ont
pour rŽsultat de faire montre, lors des entretiens, d'un manque de confiance
qui dŽteint sur le postulant, en le
faisant douter de lui-mme.
Par-dessus tout, l'embaucheur n'est plus en phase, ni temporelle ni
culturelle, avec le ch™meur.
"Qu'avez-vous fait durant cette annŽe et demie de
ch™mage pour vous tenir au courrant des mŽthodes commerciales ?É", demandait trs sŽrieusement un directeur gŽnŽral lors d'un
recrutement. "Ce n'est pas moi, mais lui qui est compltement ˆ c™tŽ de
la plaque remarquait le cadre ch™meur ˆ l'issue de l'entretien. Comme si les
mŽthodes commerciales, dans notre branche en tout cas, Žvoluaient annuellement.
Nous n'avons pas variŽ de mŽthode au moins depuis quinze ans".
En
fait, le ch™meur n'apparaissait-il pas ˆ ce dirigeant comme quelqu'un de dŽphasŽ par rapport ˆ ses propres repres d'activitŽ, c'est-ˆ-dire
au rythme de vie de son entreprise ? Il n'Žtait "plus dans la course". Un peu comme un voyageur sur le quai qui essayerait de
sauter dans un train en marche. Peut-tre ce patron ne pouvait-il pas supporter
que cet intrus vienne dŽtonner dans
tout son petit monde organisŽ ?
La culture d'entreprise[1]
provoque aussi des distorsions de perception :
"J'avais proposŽ un poste ˆ un jeune ch™meur au
mois de juillet. Il Žtait content. La premire chose qu'il m'a demandŽe : de ne
commencer qu'en septembre, car il avait programmŽ ses vacances. J'ai trouvŽ
cela choquant. Lorsqu'on veut entrer dans une entreprise, on fait tout pour
montrer qu'on est un battant".
Voilˆ ˆ peu prs les termes, de mŽmoire, d'un grand
dirigeant d'entreprise qui passait ˆ une Žmission tŽlŽvisŽe, il y a quelques
annŽes. Ses bons motifs ne sont pas en cause, car il investissait son temps par
ailleurs au sein d'un groupe de rŽflexion qu'il avait crŽŽ dans son entreprise,
pour trouver des solutions au ch™mage.
Je me souviens avoir eut ce mme premier rŽflexe, note
un tŽlŽspectateur, alors que j'Žtais moi-mme au ch™mage. La "culture du
recruteur" me collait encore ˆ la peau ! Puis, ˆ la rŽflexion, je compris
ˆ quel point deux aspirations, aussi justifiables l'une que l'autre, ne
correspondaient plus. D'un c™tŽ, il y a une pensŽe "Žconomique" et
une "culture de l'entreprise en gŽnŽral", qui suit des rgles
acquises immuables ; de l'autre, une pensŽe individuelle d'un agent Žconomique
au ch™mage qui refuse le systme des prŽdŽcesseurs.
Objectivement, le fait de travailler en juillet ou en
septembre ne changeait rien au fait que la personne recrutŽe correspondrait
sans doute au poste. Mais subjectivement, la faille entre les cultures
apparaissait au travers de cette toute petite rŽaction, qui en disait long. Personne
sur le plateau ne l'a relevŽ, tant les idŽes restent opaques !
Nous
pouvons imaginer ce que devait ressentir ce ch™meur en se sentant jaugŽ de la
sorte par ce simple regard qui suspectait ses motifs. N'Žtait-il pas devenu
"l'Žtranger" au monde
de l'entreprise ? Sans doute ne voulait-il, comme beaucoup de jeunes, et de
moins jeune, que plus de souplesse dans
les horaires, pour vivre plus en harmonie
avec ses autres existences. Mais comme
le "complexe des horaires"[2], prŽsent dans toute entreprise, implique toujours un
synonyme d'employŽs zŽlŽs, par
opposition ˆ des employŽs paresseux, il
devenait fatalement un "moins bon".
On rencontre aussi un leitmotiv rabaissant, chez de nombreux embaucheurs :
"Ne vous imaginez pas que votre expŽrience vous
servira dans ce nouveau poste. Vous aurez tout ˆ apprendre !É
" Tout ce que vous avez appris, il vous faudra
l'oublier en rentrant chez-nous !"É, etc.
Ces
petites phrases, qui dŽnotent une dŽfiance, mais ainsi parfois qu'une volontŽ de dominer le nouveau candidat, de lui montrer qui commande,
s'inscrit ˆ l'encre indŽlŽbile dans le bilan relationnel, au dŽficit de
l'employeur. Cela avant mme que le nouveau salariŽ ne prenne son poste.
Cette
idŽe fausse fait partie du fonds commun
soit disant "pŽdagogique", propre ˆ l'univers de l'entreprise. Si
nous transposons un instant ce manque de confiance ˆ un autre contrat, celui du mariage, que pouvons-nous penser d'un individu qui
agirait de la sorte ? Le contrat d'embauche ne doit-il pas mettre toutes les
chances de son c™tŽ pour que la subtile alchimie entre deux tre puisse prendre
?
Les situations d'embauche varient ˆ l'infinie. Mais elles sont rarement
conduites dans un esprit d'Žgal ˆ Žgal. Ë cause du simple fait du rapport de force dŽcoulant
d'un dŽsŽquilibre entre l'offre et la demande d'emplois. Lorsqu'il arrive ˆ un ch™meur de refuser un poste offert
par un recruteur, n'est-il pas encore plus considŽrŽ comme un inconscient dans
le meilleur des cas, ou un irresponsable, un incapable, un ringard, un
"has been" (qui a fait son temps)É? De nombreux ch™meurs peuvent se
souvenir, si d'aventure ils ont eu le cran de dire non de manire directe,
lorsqu'on leur proposait un poste qui ne leur convenait pas pour des raisons
prŽcises, de ces regards condescendants ou mme parfois carrŽment agressifs.
"Comment un ch™meur, avec la crise de l'emploi,
ose-t-il se permettre de se montrer difficile, alors qu'on lui propose un poste
intŽressant ?", s'offusquait le jeune
chasseur d'un cabinet de recrutement. Il classa dŽfinitivement ce dossier ˆ la
corbeille.
Chacun a un vŽcu personnel de ces situations d'embauche. Il est important pour
mieux les vivre de bien les mettre ˆ plat ; le cas ŽchŽant avec l'aide d'un
proche qui apporte un regard plus objectif, moins dramatique. Par des exercices
rŽpŽtŽs, le demandeur d'emploi peut finir par les reconsidŽrer comme une joute
intelligente entre Žgaux et non une confrontation avec un dominant et un
dominŽ, puis finalement un perdant et un gagnant. Il se dŽmontre ainsi ˆ
lui-mme qu'il peut Žvacuer une partie de cette dŽvalorisation que la sociŽtŽ
au labeur fait peser sur ses Žpaules.
" Je me suis pointŽ au rendez-vous d'un
professionnel, bien connu dans le milieu pour le sadisme, le mot n'est pas trop
fort, avec lequel il dirige ses collaborateurs. Je me demande d'ailleurs
comment il est encore lˆ. C'est un vrai malade, sous des abords assez civils.
Je voulais simplement me tester et m'entra”ner pour la suite. C'est une
entreprise dans laquelle je ne voudrais rentrer pour rien au monde.
Au
lieu des habituelles entrŽes en matire, il est restŽ silencieux. Alors je me
suis amusŽ ˆ faire les questions et les rŽponses, comme s'il n'Žtait pas lˆ et
que je parlais ˆ un auditoire. Au bout de dix minutes, c'est lui qui a fini par
craquer !É"
Cette
anecdote est Žvidemment une caricature extrme. Elle illustre bien cependant le
rapport de force auquel on doit rŽsister ˆ tout prix, moins vis-ˆ-vis des recruteurs, car beaucoup
ont une dŽontologie, que du candidat qui a peur et se met lui-mme en position
d'infŽrioritŽ d'emblŽe, mme s'il fait mine d'tre dŽtendu.
Ce positionnement
mental rŽsulte d'un entra”nement
prŽalable, comme cela se pratique chez un
virtuose musical ou un judoka, par exemple. Le demandeur d'emploi y pense
parfois trop tard. Alors la porte reste ouverte ˆ l'abaissement de soi. Mais un
des art de la joute n'est-il pas de savoir choisir son terrain ?
Les
revues professionnelles fourmillent de recommandations pour bien mener ces
entretiens. Il n'est donc pas besoin de s'y attarder ; elles nous Žloigneraient
de notre sujet. Sauf peut-tre sur un point jamais ŽvoquŽ : si un entretien se
passe mal et ne dŽbouche pas sur une embauche, c'est une chose "
heureuse" pour le ch™meur ! Ë quoi
rimerait un mariage qui se terminerait, quelques mois aprs, sur un divorce ?
L'aspect financier n'est mme pas une justification puisqu'il ne s'agirait que
de repousser le problme au lendemain.
En
revanche, il existe toujours une entreprise en harmonie avec son propre
caractre. Le contact, lors du
recrutement, se fait alors en phase.
Le
sentiment d'Žchec a malheureusement tendance ˆ grossir, ˆ mesure que les
entretiens d'embauche s'accumulent sans rŽsultat. MalgrŽ son non-fondement
objectif. Nous savons tous par expŽrience qu'il est trs difficile de conserver
une pensŽe calme aprs ce type d'Žpreuve et de ne pas se sentir responsable de
l'Žchec. Mais il n'y a aucun responsable. Cela est d'autant plus
compliquŽ ˆ percevoir que personne ne peut nous le dŽmontrer : c'est une
question de bon sens personnel, de confiance en soi, et non de rationalisation
intellectuelle. Cette confiance rŽsulte d'une forme d'esprit positif, fondŽe
sur une capacitŽ de rŽsister aux idŽes prŽconues ambiantes, en particulier sur
les thŽories des "bons" entretiens, des "bonnes" manires
de se prŽsenter, etcÉ On a tant de surprise dans la pratique, par exemple, ˆ
propos de recrutements que d'aucuns disent perdus d'avanceÉ et qui rŽussissent
magnifiquement !
Forcer un entretien d'embauche, au contraire, et obtenir un poste
inadŽquat, est notre responsabilitŽ ! Mais c'est lˆ une autre
histoireÉ
Ces contacts avec le monde de l'entreprise, tant qu'ils ne dŽbouchent pas sur
un emploi et que l'entretien de recrutement n'a pas ŽtŽ conduit avec un grand
sens de la rŽciprocitŽ, accentuent
ainsi la blessure concernant l'auto-estime de soi. Les valeurs de compŽtitivitŽ, d'efficience, d'adaptation au
monde de l'entreprise son remises en cause bien souvent par une simple phrase. Il
en rŽsulte toujours un sentiment de dŽvalorisation.
Bien
sžr, cela se produit parce que le ch™meur est en Žtat de moindre rŽsistance du
fait de son traumatisme initial. L'embaucheur peut-il en tenir compte ? Peut-il
se dŽgager de l'idŽe globale qu'il entretient ˆ propos du ch™mage et des
ch™meurs ? Le poids du regard de la sociŽtŽ est sans doute trop lourd pour
qu'il y parvienne seul ! Nous verrons un peu plus loin en quoi il est trop
lourd.
Finalement, les errances dans les bureaux des recruteurs ont tendance
paradoxalement ˆ Žloigner chaque jour un peu plus le ch™meur du monde de
l'entreprise. Il y a lˆ un autre facteur de solitude.
Les regards familiers
"diffŽrents".
L'entourage
du ch™meur est sans doute un domaine bien plus vaste ˆ cerner que les deux
prŽcŽdents, qui sont plus collectifs et rŽpondent ˆ des paramtres standard,
tant les situations individuelles introduisent des facteurs variŽs. De plus,
chez un mme sujet, ce vŽcu Žvolue dans le temps, passant par des hauts et des
bas comme un grand-huit. Essayons nŽanmoins de survoler cette "variabilitŽ
inter et intra-sujet".
Le
milieu familial est d'abord un refuge
pour le ch™meur, aprs l'Žjection de l'autre "cocon" que reprŽsentait l'entreprise. Certains y vivent bien. Ou
s'y assoupissent. D'autres se sentent en dessous de tout, aux yeux de leurs proches. C'est peut-tre cette idŽe
que les ch™meurs se font d'eux-mmes,
qu'ils ont le plus de difficultŽ ˆ gŽrer.
"Moi je ne sors plus avec mes amis, explique un ch™meur. Tu comprends, je
n'ai plus d'argent, alors je ne peux pas payer le restaurant. Quand je suis
invitŽ, a me gne de ne pas pouvoir rendre la pareille. Voilˆ quatre ans que
je ne vois plus personne. Mis ˆ part ceux qui me font un peu travailler au noir".
Le r™le
de soutient pour la famille, de modle auprs des enfants, l'image de libertŽ
acquise par l'exercice d'un mŽtier, sont balayŽs en un jour. L'individu
tombe de son piŽdestal !
Il peut
parader et prŽtendre que tout va bien. Ou bien pleurer sur son sort, accuser le
gouvernement, en vouloir ˆ la sociŽtŽ, Žprouver du ressentiment pour les amis
qui ne font rien, se plaindre de leur Žgo•sme. Mendier un peu d'argent aux
amis, ou leur comprŽhensionÉ
Par
compensation, ou par autodŽfense, le ch™meur a souvent tendance ˆ se cacher du
regard des autres, de ses voisins. Il s'agace des stimulations stŽriles de la
famille qui le dŽbusquent en l'enjoignant d'agir.
Aucun apaisement ne vient jamais ;
ou insuffisamment, selon son estimation !
L'entourage
prodigue ses exhortations angoissŽes du style : " lve-toi plus
t™t", "remue-toi", "cherche plus activement"É Ou bien ce sont les lourds silences qui s'abattent au
quotidien. Personne ne comprend que le ch™meur ne trouve pas de travail.
Personne ne conoit vraiment qu'il veuille ne plus travailler, qu'il aspire ˆ
faire une pause. Comment cela serait-il possible, alors que les principales
valeurs de notre monde contemporain tournent autour du travail rŽmunŽrŽ ?
Les
Žchanges familiaux gravitent, semaines aprs semaines, mois aprs mois, autour
des sempiternels lieux communs : l'Žchec d'un entretien ou l'espoir d'un poste
qui ne se concrŽtisera pas, les iniquitŽs de l'administration, l'incapacitŽ des
Pouvoirs publics ˆ solutionner le ch™mage. Et les problmes du budget familial
!É
Le ch™meur et ses proches s'enferment dans cet univers de pensŽes closes, sans espoir. Comment s'Žtonner alors qu'une partie importante des
Franais soit considŽrŽe comme des "dŽpressifs qui s'ignorent",
(expression d'un sociologue du CNRS , en 1999) !
Lorsqu'il
rencontre ses ex-collgues de travail : homologues, subordonnŽs, ou mme
supŽrieurs, qui ont ŽtŽ tŽmoins compatissants et impuissants de son
licenciement, mais sont restŽs ˆ leurs postes, ceux-ci ne renvoient-ils pas
involontairement le ch™meur ˆ son expŽrience rŽussie passŽe, mais Žgalement ˆ
ses ruptures avec des aspects du travail insupportables, et ˆ son sentiment
"d'Žchec" ?
Bien des ch™meurs voient leurs
anciennes relations professionnelles prendre de la distance. Les fidles se dŽmarquent au fil du temps. Ils ne restent pas bien
nombreux ! Les bons et les moins bons souvenirs, lus dans ces regards des
anciens compagnons, ressurgissent lors des entretiens d'embauche en
particulier, puis s'Žteignent. Comme ils le font parfois en rve. L'oubli peut
tre trs long ˆ venir. Sans doute parce que l'enseignement de cette phase
professionnelle terminŽe est long ˆ assimiler compltement.
IsolŽ,
le ch™meur devient progressivement "diffŽrent" aux yeux d'un certain
nombre d'individus qui lui Žtaient chers. Ces regards le coupent encore un peu plus du monde de l'emploi o ces derniers se
dŽmnent.
De
leur c™tŽ, les non-ch™meurs dressent une sorte de mur d'indiffŽrence, Žgalement
protecteur. Ils se dŽfendent d'une menace inconsciente. Ne craignent-ils pas de
devoir se poser un jour des questions sur leur condition professionnelle ?
De plus, nous verrons plus loin
que les proches ne se comportent pas toujours de manire trs amicale avec
leurs "chers" amis au ch™mage. Nous essayerons d'en dŽgager les
raisons.
Dans
ce tableau, nous ne pouvons pas oublier, bien sžr, toute l'aide morale et le
rŽconfort qui sont aussi ˆ l'Ïuvre. Mais sont-ils rŽellement suffisants pour
permettre au ch™meur de se rŽtablir psychologiquement ? Chacun passant par
cette Žpreuve doit faire son propre bilan concernant la compensation
familiale et amicale du drame pour y voir
clair. Seule cette individualisation du
bilan a une quelconque signification.
Il est certain que le contexte
familial et celui des proches peuvent offrir un refuge efficace. Il peut
aussi paralllement continuer ˆ amplifier la dŽvalorisation initiale. Et
la douleur est d'autant plus forte que les bases de la cellule fondamentale, la
famille, chancellent. Aprs, il ne restera plus personne vers qui se
tourner.
La mme solitude du coureur de
fond, guette le ch™meur !
Cette
ambivalence des situations dans le contexte personnel ne rend pas l'analyse
toujours trs claire et Žvidente. Ce tableau demeure en demi-teintesÉ Ë moins
que ce ch™mage soit mis ˆ profit pour changer de cap rŽsolument. Pour
partir au loin, physiquement ou en modifiant les p™les d'intŽrt de sa vie.
Cette
rupture peut d'ailleurs tout aussi bien se
produire au cours d'une activitŽ salariale. La tŽlŽvision nous montre utilement
de tels exemples exceptionnels, de temps ˆ autre. En voici deux illustrations,
totalement opposŽes.
La premire est le cas d'un couple qui s'est extrait de la
morositŽ de la sociŽtŽ franaise, pour refaire sa vie dans une ”le. L'homme
traite ses affaires ˆ distance, par fax, et semble Žpanoui. Il porte un regard
dŽsabusŽ sur ses compatriotes qui se complaisent dans une certaine grisaille.
Les milliers de km aidant, il ne se sent plus des leurs. Eux le traitent de
l‰che, pour avoir abandonnŽ son pays dans l'Žpreuve. Ce cas nous invite, sinon
ˆ les rejoindre, ˆ rŽflŽchir sur la bulle illusoire qui recouvre la France.
L'autre exemple est celui d'un homme qui s'est retirŽ dans
un monastre du dŽsert. Car dans la sociŽtŽ, dit-il : "On est tellement
pris par les soucis, les besoins, les obligations, que l'on vit moins (É)
Certains hommes Žprouvent le besoin de quitter le monde parce qu'ils s'y
sentent mourir. Moi j'ai l'impression que je meure dans le monde."
Il
ajoute une remarque intŽressante sur le temps :"Dans le monde,
je me dŽlite ; le temps passe. Ici, dans le dŽsert, nous sommes dans
une ŽternitŽ. Le temps n'a plus d'importance.
Et sur
l'Žconomie, sa vision est dŽtachŽe : "Ici
on n'est pas productif. Mais pourquoi faudrait-il tre productif ? En quoi
faire quelque chose est-il une VALEUR ? (É) On vit dans un monde o il y a une
espce d'idŽologie du faire, de
rŽaliser des choses (É) Alors qu'avoir essayŽ de se transformer soi-mme (É)
c'est surtout un æTRE. C'est beaucoup plus important" (sur France 3).
Ils
nous font peut-tre rver un instant. Mais ces aventures peuvent-elles
s'approcher rŽellement, autrement que par l'expŽrience personnelle. Le problme
du ch™mage n'existe plus alors ! Ce n'est cependant pas le lot de la majoritŽ.
Peut-tre doit-elle rester lˆ,
en silence, dans l'ATTENTEÉ Parce que son travail est ˆ faire sur place. Ce point sera rŽŽtudiŽ dans la deuxime partie.
—>
Les
regards institutionnels.
Les
politiques, les gouvernants trouvent une valeur mobilisatrice dans la cause du
ch™mage. Mais elle est empoisonnŽe. Car
les solutions succdent aux solutions sans dŽboucher sur aucune
"dŽcrue" du ch™mage, selon l'expression trompeuse utilisŽe. Cette
cause, dŽcrŽtŽe "prioritaire", enfonce tous ces acteurs politiques
dans un marŽcage. L'opinion, espŽrant toujours et malgrŽ tout un miracle, ne
peut cependant voir dans cette mobilisation qu'impuissance ou incompŽtence,
selon la manire dont les mesures sont perues ou exploitŽes par les opposants.
Que peut alors lire le ch™meur dans ces yeux-lˆ ? Qu'il n'est qu'un enjeu parmi
d'autres, qu'on ballotte au grŽ des sondages et des statistiques ! Comme nous
l'avons analysŽ ˆ propos de l'inexorable engrenage fiscal, la crŽdibilitŽ des
actes politiques est fortement en cause, mme si un inexplicable consensus
fait taire tout le monde.
Revenons un instant sur le terme "dŽcrue" pour
voir en quoi il est trompeur. Le mot est imagŽ et fait penser par association d'idŽe subtile ˆ une
rivire en crue. Tout le monde sait que ce phŽnomne naturel est Žminemment
passager et que la dŽcrue est rapide. Mais qu'en est-il du ch™mage ? Voilˆ plus
d'un quart de sicle que son fleuve grossit ! L'emploi inconsidŽrŽ de ce mot
fait na”tre un fol espoir,
obligatoirement dŽu, et qui oscillera vers le dŽsespoir. L'agitation
perpŽtuelle de ces mots, tels des marottes de bouffons, a pour effet d'user l'espŽrance, et de fatiguer un peu plus
le ch™meur.
Si l'on
veut tre encourageant, positif, ce sont des mots Žvocateurs d'une conviction
raisonnŽe, et non d'un espoir truquŽ, que l'on doit employer.
Que ressent une personne qui se
sent dupŽe ? Sinon une blessure dans son amour-propre.
Les
regards des syndicats sont encore plus froids. Le ch™meur n'a d'existence pour
eux que dans la mesure o il reste en quelque sorte ˆ son poste de travail ! Un
paradoxe. Lors de l'Žvocation, il y a quelques annŽes, d'une Žventuelle
crŽation d'un syndicat de ch™meurs, les syndicats de salariŽs ont ŽtŽ les
premiers ˆ s'y opposer. Puis on n'en parle plus ! Avaient-ils raison ou tort ?
Le problme n'est pas lˆ. Le rŽsultat n'est cependant pas passŽ inaperu de
bien des ch™meurs : ils n'ont
pas Le droit d'tre DES CHïMEURS.
Il ne leur est pas reconnu la possibilitŽ de se regrouper pour dŽfendre
une cause particulire, en relation ˆ la fois avec l'emploi et avec le
non-emploi. Mais n'est-ce pas faire table rase un peu vite des rŽalitŽs, en
permanence oubliŽes ?
La premire rŽalitŽ est la
pŽrennisation du ch™mage depuis un quart de sicle.
La deuxime est le besoin
particulier de revalorisation propre ˆ tout un "peuple de ch™meurs"
qui a ŽtŽ humiliŽ.
La troisime est le glissement
incontr™lable vers l'exclusion et la pauvretŽ.
En quoi ces rŽalitŽs : masse
immuable + besoin de revalorisation + pauvretŽ, pour n'en retenir que trois,
s'inscrivent-elles dans les stratŽgies syndicales. N'oublions jamais que le
"fonds de commerce" de toutes ces revendications se fonde peu ou prou
sur l'augmentation salariale. Si cette dernire se justifie par l'amŽlioration
des profits des entreprises, sur quelle base mobilisatrice peut se fonder
l'augmentation des indemnitŽs des ch™meurs
? O trouver la manne supplŽmentaire nŽcessaire ? Comment les syndicats
pourraient-ils mettre au pas la volontŽ de la toute puissance fiscale ? Alors
mme que des corporations de leurs adhŽrents dŽfilent pour dŽfendre
paradoxalement les privilges de Bercy au dŽbut de l'an 2000 !É Et pour quelle
reconnaissance, en nombre de militants ? Sans parler des cotisations qu'ils ne
pourraient pas payer.
De plus, le mouvement syndical
n'a-t-il pas dŽjˆ suffisamment ˆ faire pour corriger les excs DANS
l'entreprise, Žviter un accroissement encore plus important de licenciements,
pour s'occuper d'une cause HORS de l'entreprise, et si insaisissable ? Cette
analyse n'est pas une critique de l'utilitŽ indiscutable des syndicats. Elle
conduit simplement ˆ la conclusion qu'ils sont souvent impuissants en ce qui
concerne les spŽcificitŽs des besoins des ch™meurs. Cependant, des prises de
positions intempestives ou maladroites laissent des traces.
Quant
aux vŽritables syndicats de ch™meurs, annexes nŽanmoins des syndicats ouvriers,
on ne les entend pas dŽfendre un discours originalÉ
Dans
ces yeux, le ch™meur "qui n'existe pas de manire autonome" ne
peut finalement trouver aucune valorisation. Et il se retrouve toujours
dans sa solitude.
Les
regards humanitaires.
Les regards des religions sont par bien des c™tŽs proches de ceux de la famille.
Le rŽconfort que le ch™meur peut trouver auprs des diverses confessions
dŽpasse ce qui peut tre Žcrit.
Comme dans une famille, on le
pousse ˆ recherche d'un emploi. Les groupes religieux n'acceptent pas d'offrir
au ch™meur une retraite spirituelle, au-delˆ d'une courte pŽriode. Cela pour
Žviter un refuge illusoire, une fuite du monde par dŽsarroi. Sur ce point, les
religions se distinguent des sectes qui sont au contraire enchantŽes d'attirer
des individus dans la dŽtresse, qu'elles pourront ensuite modeler ˆ leur
convenance.
Pour
les non-pratiquants, le message religieux, en ce qui concerne le ch™mage, n'est
cependant pas trs audible. Le pardon est une valeur qui est difficile ˆ
exercer, tant la masse des offenses est gigantesque. Et le pardon ˆ la sociŽtŽ
entire, un exercice peut-tre bien thŽorique.
Les
regards des clubs de rŽflexion, en ces temps agitŽs, se font Žgalement rares.
Parfois quelques mots viennent malgrŽ tout donner une bouffŽe d'oxygne, en
ouvrant toute grande une fentre sur l'Avenir.
"Quand j'ai entendu qu'ils Žtudiaient la
possibilitŽ de financer un salaire pour tous, salariŽ ou ch™meur, en prŽlevant
un pour mille des sommes transitant journellement par la Bourse, je me suis dit
qu'on allait enfin sortir de la misre et du ch™mage. On allait enfin prendre
le problme par le bon bout, au lieu de toutes ces mesurettes".
Comme
ces discours cependant, ne sont pas relayŽs et amplifiŽs par les mŽdia qui ont
d'autres chats ˆ fouetter, ils sont rapidement submergŽs par le charabia
ambiant. Le ch™meur se sent abandonnŽ ˆ nouveau.
Le ch™meur reste avec son contentieux
de dŽvalorisation.
Et il y a lˆ toujours un facteur
de solitude.
Les
regards Žconomiques.
Les
banques froncent le sourcil en face de ces acteurs ˆ la solvabilitŽ trs
alŽatoire. Le ch™meur ne se sent pas trs "reluisant" lorsqu'il doit
avoir ˆ faire avec "ces gardiens parcimonieux du risque minimum", comme les nommait avec humour un demandeur d'emploi.
Les
Žconomistes quant ˆ eux, ne peuvent plus dire comme autrefois que le ch™mage
est une "variable d'ajustement de l'Žconomie", selon l'expression consacrŽe des manuels d'Žconomie. Son
taux de plus de dix pour cent de la population active et sa pŽrennisation
depuis vingt-cinq ans, en fait plus qu'une variable !
On ne nous Žcoute pas, se plaignait il y a quelque mois
un expert qui avait rŽussi ˆ trouver quelques petites minutes sur France
Culture pour s'exprimer. Des dirigeants mettent en place des mesures contre le
ch™mage. Et puis les Žlections chamboulent tout. Avant d'avoir constatŽ les
rŽsultats des politiques prŽcŽdentes, d'autres partis appliquent des solutions
diffŽrentes. Et le rŽsultat global est nul. Il faut de la constance en Žconomie
pour avoir un effet durable. Il y a bien des mesures qui pourraient dŽboucher,
mais pour cela il faudrait d'abord que l'on nous Žcoute et que tout ne soit pas
que politique et opportunitŽ Žlectorale.
Ces
propos sont-ils vraiment rassurants ? Ne font-ils pas na”tre trop d'incertitude
? De plus le ch™meur se sent encore ballottŽ entre des enjeux Žlectoraux. Il
n'y a lˆ rien de bien valorisant.
La aussi, il y a lˆ un facteur de solitude.
Les
regards absents.
Bien
d'autres acteurs renverront, par l'absence de reconnaissance de la cause du ch™meur,
un bien p‰le regard. Citons-en quelques-uns.
Le
ch™meur peut trouver en particulier le monde universitaire Žtrangement peu loquace sur son sort. Pourquoi ?É
Il en
est de mme avec le monde associatif.
"J'ai ŽtŽ frappŽ par une Žmission tŽlŽvisŽe montrant
un Žventail de personnalitŽs qui dŽfendaient des causes humanitaires. Ë part
l'AbbŽ Pierre, aucune des associations prŽsentŽes ne s'occupait de la France.
Nous ch™meurs, il n'en Žtait pas question. Bien sžr, les misres montrŽes
Žtaient bien plus spectaculaires. Mais avoir faim, mourir de froid dans son
appartement ou sous un pont, en France, de nos jours, mme si ce n'est pas
spectaculaire, c'est toujours la mme misre. Je me sentais compltement niŽ
par ce reportage ; il n'y en avait que pour les autres. Et puis on nous
montrait complaisamment des mŽcnes franais qui Žtalaient les problmes
moraux, que leur posait leur argent. C'Žtait indŽcence."
Ce
"spectacle" sur la misre du Tiers monde n'a-t-il pas comme
consŽquence de tendre ˆ culpabiliser les ch™meurs ? Sans y parvenir !
On peut s'interroger sur
l'idŽologie qui prŽside ˆ ce vŽritable acte de clivage. Est-il
volontaire ? Qui tire les ficelles ? L'argent, diront les uns. L'aviditŽ
des spectateurs pour les sensations fortes, diront les autres. Cette
co-responsabilitŽ donne-t-elle la solution ? Permet-elle de comprendre le poids
des bonnes raisons-alibi qui font perdurer l'exploitation spectaculaire de
certaines Žmotions malsaines ? Un long apprentissage est sans doute encore
nŽcessaire pour que puisse na”tre une vŽritable DŽmocratie. C'est-ˆ-dire celle
dont les citoyens sont "vertueux", au sens Žtymologique de courageux, vaillants, nobles, et pas simplement de celui qui a des
qualitŽs morales. Il faut sans doute commencer par l'apprentissage de ce dŽbut
de conscience morale pour aller plus loin, et pouvoir tendre vers l'ƒthique.
Les regards
des retraitŽs ne sont pas hostiles au
ch™meur. Mais il entend que le ch™mage, du fait du systme de financement, met
en partie en cause leurs retraites. Tout cela n'est pas bien valorisant.
Quant
aux regards des ch™meurs sur
leurs compagnons de route, ils n'aiment pas se croiser. Le miroir est trop
aveuglant !
"Ch™meurs
mon frre : ferme les yeux, que je ne me vois pas" !
Il n'est que d'assister ˆ une rŽunion
dans une agence pour l'emploi, pour se rendre compte ˆ quel point les regards
sont bas et fuyants !
Si le
ch™meur retrouve un emploi, les mauvais moments seront enfouis pour solde de
tout compte dans l'oublieuse mŽmoire, sans
tre analysŽs plus avant. PŽriodiquement cependant, le souvenir de l'Žpreuve
non digŽrŽe reviendra ˆ la surface. Comme un mauvais rve.
Ceux qui s'en sortent ont vite
tendance ˆ oublier les autres qui restent sur le tas. Parfois jusqu'ˆ
l'ingratitude, mme entre amis. Les mains ne se tendent plus. La peur de
retourner d'o ils viennent est la plus forte. L'humiliation est refoulŽe
jusqu'ˆ l'extrme.
Et puis le rythme de vie Žtourdit
ˆ nouveau les ex-ch™meurs. On serait tentŽ de dire les "ex-bagnards"
! Ë moins qu'ils ne soient passŽs d'une prison ˆ un autre ?É
Cette
capacitŽ d'oubli est largement sous-estimŽe. Le durcissement des attitudes qui
en rŽsulte, Žloigne le non-ch™meur encore plus de la comprŽhension du drame.
Les
consŽquences de tout cela sont, encore et toujours, un sentiment de
dŽvalorisation et un facteur de solitude.
Le regard de la sociŽtŽ et l'insupportable solitude.
Nous pourrions Žgrener ˆ
l'infini ces regards. Nous demander aussi si les mŽdia en ont un, en propre, ou
ne sont que l'Žcran impartial d'un peuple. Nous consacrerons un chapitre
ultŽrieur ˆ ce sujet troublant. La question qui se pose maintenant est de
savoir quelle est la rŽsultante globale des tous ces regards corpusculaires que la SociŽtŽ franaise porte sur le ch™meur.
Comme dans les anciennes
publicitŽs, le ch™meur fait un peu penser ˆ ce lilliputien qu'un gŽant regarde
de haut, avec un dr™le d'air.
Aux
yeux de la sociŽtŽ, le ch™meur n'a-t-il pas d'abord perdu sa valeur
Žconomique ? Il s'est dŽvalorisŽ.
Il n'est pas anodin d'observer le
sens des mots. La dŽvalorisation, la dŽprŽciation rŽsultant de l'affront subi par le ch™meur, sont des
termes utilisŽs assez rŽcemment dans le domaine des motivations et du
management des individus. Ils viennent, comme par hasard, du langage financier
et Žconomique : une monnaie se dŽvalue,
une marchandise se dŽprŽcie, se dŽvalorise. Par assimilation subtile des sens du langage, le ch™meur
n'est-il pas aussi une valeur Žconomique
qui s'est dŽvalorisŽe !
Cette
simple observation sur la nature trs subjective des mots, c'est-ˆ-dire plut™t
inconsciente, peut nous rŽvŽler un mobile de cette cascade de comportements
nŽgatifs des non-ch™meurs, que nous avons ŽvoquŽ ci-dessus. Ces comportements
traduisent cette dŽvalorisation dans la pensŽe des non-ch™meurs ; en mme temps
qu'ils tendent ˆ dŽvaloriser le ch™meur ˆ ses propres yeux. Cela en partie sans
doute ˆ cause de l'illusion
collective de la toute puissance de l'Žconomie que nous avons dŽjˆ
ŽvoquŽe.
Il
existe une autre raison, plus
importante, ˆ ces regards blessants. Nous l'analyserons un peu plus loin, ˆ
propos du sentiment de culpabilitŽ de la sociŽtŽ.
De
plus, le ch™meur comme nous l'avons vu prŽcŽdemment, a vŽcu la plupart du temps
sa "mise au rancart" comme un Žchec personnel, mme si le
licenciement est collectif. Ce sens de l'Žchec renforce son sentiment de dŽvalorisation.
De
cette dŽvalorisation "Žconomique", non avouŽe la plupart du temps, la sociŽtŽ ne glisse-t-elle pas ˆ une
non-considŽration sociale ? N'exclut-elle pas mentalement le ch™meur, de la normalitŽ dans laquelle elle considre
qu'elle vit ; le considŽrant lui comme anormal ? De l'exclusion mentale na”t
l'exclusion physique.
Et la sociŽtŽ se fracture en deux
blocs.
Mais comme cette sŽparation est
invivable, une nŽcessitŽ de rŽunification s'impose de plus en plus douloureusement
dans la conscience.
La
solitude, nous l'avons dŽjˆ dit, mais il
n'est pas inutile de le souligner, est consŽcutive ˆ cette dŽvalorisation
induite par le ch™mage. En dŽfense.
Cette
solitude fait Žcho ˆ bien d'autres solitudes. Le salariŽ en particulier se sent
parfois aussi seul, une fois l'agitation du monde de l'entreprise assoupie. La
peur de la solitude existentielle est lˆ, tapie dans l'ombre ! Tant qu'elle
n'est pas reconnue et dŽpassŽe, il n'y a gure de solution. Et l'individu se
fuit lui-mme.
La fuite dans la surconsommation
est mme pire que l'isolement du ch™mage qui peut parfois procurer un certain
repos rŽparateur, comme le sommeil.
La fuite dans l'agitation d'un travail
quantitatif assomme, mais n'apaise pas non plus cette peur de la solitude.
Seul
l'ouvrage fait avec art, amour, mŽthode, conscience a une vertu thŽrapeutique
que chacun s'accorde ˆ reconna”tre. Alors pourquoi la qualitŽ du travail
est-elle si peu mise en avant ?
Le PrŽsident Mika‘l Gorbatchev, en
Žcrivant ˆ propos de la Perestro•ka (la restructuration), se disait frappŽ par
cette perte des valeurs qualitatives du travail dans son pays. Ce
n'est donc pas une question qui concerne uniquement le monde capitaliste. La
plante entire semble ˆ la qute de valeurs qualitatives, un peu comme en
rŽponse ˆ des quantitŽs de biens qui ne la satisfont plus. Cette qute ne
dissimule peut-tre qu'une autre recherche qui touche les fondements mme de
l'individu. Une recherche plus mŽtaphysique. Nous nous y arrterons un instant,
ˆ la fin de notre parcours dans la troisime partie, pour ceux que cela
passionne.
La
qualitŽ en question ne s'entend donc pas comme sophistication, comme gadget,
mais comme "‰me" ajoutŽe ˆ la matire brute, c'est-ˆ-dire un
dŽvouement au travail qui pourrait renouer avec les chefs d'Ïuvres du Moyen
Age, en rŽponse ˆ l'attachement aux seuls profits. La "valeur
ajoutŽe" ˆ force de n'tre qu'une valeur comptable, ne fait-elle pas
perdre de vue l'essentiel ?
Ces
points de vue sont encore trop incertains de nos jours pour rallier la majoritŽ
; ils sont peut-tre nŽanmoins les prŽmices d'un renouveau des sociŽtŽs ?
Terminons
ce paragraphe sur une note qui n'est pas sans humour, de la bouche d'un certain
ch™meur :
"J'attends ma retraite dans deux mois. Lˆ au moins,
j'aurais un statut social. Je serai RetraitŽ. Je n'aurais plus besoin de me
cacher de mes voisins pendant la journŽe !"
Un gigantesque besoin de considŽration.
Tous ces regards que nous
venons de rencontrer : des agents de l'emploi, des embaucheurs, de l'entourage,
des services publics, des acteurs politiques, Žconomiques ou de ceux qui sont
absentsÉ jusqu'aux regards des ch™meurs sur leurs congŽnres, se condensent en
UN unique regard collectif dŽvalorisant, dŽprŽciant le ch™meur. C'est son point
de vue et son vŽcu.
La
reconnaissance du besoin de revalorisation du ch™meur, c'est-ˆ-dire la plus
grande considŽration qui doit tre apportŽe ˆ la comprŽhension du ch™mage, n'appara”t-elle pas alors progressivement comme la seule voie
possible pour sortir d'un des p™les de ce clivage ?É
Comment cette reconsidŽration du ch™mage peut-elle tre conduite par la sociŽtŽ
dans son ensemble ? L'attitude gŽnŽrale s'articule vraisemblablement selon les
quatre grandes lignes suivantes :
RŽparer.
La
dŽvalorisation ressentie par le ch™meur est
le rŽsultat d'un acte de la part de la sociŽtŽ, et non une simple perception
subjective, puisque ˆ l'origine le licenciement est un ŽvŽnement formel.
L'Žloignement des personnes
constituant l'environnement habituel, ou des familiers, et leurs attitudes de
rejet, sont des rŽactions plus subtiles, mais demeurent Žgalement des signes
tangibles, observables par un tŽmoin
extŽrieur. Ce sont autant d'actes qui demandent rŽparation.
Il va
en tre tout autrement lorsque nous prendrons le point de vue opposŽ, des salariŽs. En attendant, les ch™meurs ne font pas acte
belliqueux ˆ leur Žgard. Ils regardent bien sžr le travail autrement. Mais ils
ne nient pas la valeur profonde du travail et ne remettent pas en cause les
salariŽs.
N'y a-t-il donc pas d'abord un
devoir pour la sociŽtŽ de soigner, de rŽparer, la blessure du licenciement et
du ch™mage ? L'aspect financier a longuement ŽtŽ ŽtudiŽ pour
comprendre comment "l'ardoise a des chances d'tre effacŽe".
RŽgŽnŽrer.
Ce
n'est certes pas en prŽcipitant uniformŽment tous les ch™meurs ˆ nouveau dans
le tourbillon de l'entreprise qu'ils guŽriront ˆ tout coup. Il y a un besoin de
convalescence, comme lors d'une
maladie, qui doit tre envisagŽ sŽrieusement. L'individu a besoin de temps,
essentiellement aprs un licenciement, mais aussi lors d'un ch™mage de longue
durŽe, pour reprendre confiance en lui. Nous avons dit tout ce que l'Žpreuve de
recherche d'emplois ne dŽbouchant que sur des Žchecs peut avoir de
dŽstructurant, sans aides extŽrieures. C'est cette comprŽhension qui fait
largement dŽfaut actuellement. Si le besoin est reconnu et admis, les moyens
sont ensuite faciles ˆ imaginer. La tolŽrance en est la clŽ.
RŽhabiliter.
On
parle bien de gŽnŽrations sacrifiŽes ˆ la cause Žconomique, comme on en a parlŽ
lors des guerres. Mais on nie paralllement tout r™le au ch™meur sur la scne
des conflits Žconomiques. Il y a lˆ un paradoxe. Une rŽhabilitation de ces acteurs
maudits ne doit-elle pas passer par une
explication approfondie de ce r™le ? Plus encore que par quelque acte
symbolique ponctuel et de principe ; qu'il soit politique, syndical ou autre.
C'est
par consŽquent le sens profond de l'Žconomie qui est en question ! Et il n'est pas clair. Nous n'en voyons que les
excs le plus souvent. Ou du moins ne nous en montre-t-on que les aspects les
plus critiquables et les plus caricaturaux. Cette "dŽmonstration
apparente" des effets de la mondialisation Žconomique exorcise-t-elle
cependant les dŽmons, comme beaucoup le croient ? Ou bien ne focalisent-elle
pas l'attention exclusivement sur le drame, l'amplifiant de ce fait dans les
consciences ? L'effet "Coke" ou "Macdo" devient une
vŽritable drogue qui nous abrutit !É
RŽhabiliter
le ch™mage, c'est aussi faire un tri des ŽlŽments Žconomiques favorables ˆ la
sociŽtŽ. Certains patrons d'entreprise savent faire ce choix, avec bonheur, et
disent mme attirer des "capitaux Žthiques" (!). Pourquoi ne
nous en parle-t-on pas plus ? Ce serait ainsi un premier pas, un moyen de se
dŽcentrer des problmes, au profit des solutions.
ƒpanouir.
RŽparer,
rŽgŽnŽrer, rŽhabiliter, ne suffit pas. Si on laisse le ch™meur, en cette
pŽriode de gigantesque sous-emploi chronique, dans une situation repositivŽe
mais statique. Dynamiser sa situation est un pari difficile, mais possible.
Cette dynamisation ne passe pas, rŽpŽtons-le encore une fois, par une
surstimulation comme elle est pratiquŽe actuellement. Cette dynamisation
"administrative" de sa condition ne doit-elle pas suivre les mmes
rgles que celle du management en entreprise ? Nous y reviendrons. L'Žpanouissement
de l'individu est possible en toute circonstance, mme dans l'adversitŽ, si les
regards se tournent dans le bon sens. Cela veut dire d'abord si les regards se
croisent dans la tolŽrance, sans peur ni apprŽhension. Et s'ils ne mentent pas
!É La crŽativitŽ peut alors permettre de faire le reste du chemin vers une
resocialisation, Žconomique ou non-Žconomique.
Ces directions idŽales ne sont pas des solutions en elles-mmes, mais
l'assurance que toutes les solutions peuvent aboutir si elles sont conduites
dans cet esprit. Chacun doit pouvoir en convenir, aprs analyse pondŽrŽe et
rŽflexion approfondie. Une tendance se dessine dans ce sens, mais les orateurs
manquent encore de souffle et d'audience !
Des non-conformistes en opposition.
Le ch™meur a aussi sa part
du travail ˆ faire dans cette rŽhabilitation. Le non-conformisme de sa
situation, par rapport ˆ l'emploi s'entend, en fait irrŽmŽdiablement un
opposant. Opposant ˆ l'Žconomie anarchique. Opposant aux traditions du profit
tout puissant. Profit indispensable cependant pour crŽer de la richesse et du
bien-tre. Opposant ˆ l'Žgo•sme qui rŽsulte du succs personnel. Succs
nŽcessaire par ailleurs ˆ l'tre, pour se dŽpasser. Opposant au confort
douillet d'une sociŽtŽ de plein emploi, qui risquerait de s'endormir sur le lit
des biens matŽriels. Bref, il est un empcheur de danser en rond, un
trouble-fte !
Ce r™le
qui lui est dŽvolu, il ne l'a pas voulu. Il doit nŽanmoins l'assumer
honorablement. S'il peut considŽrer qu'un minimum de reconnaissance lui est dž,
il doit cependant lutter contre les effets secondaires de cet opprobre public
qui l'a isolŽ de fait, mais aussi a tendu ˆ le faire se renfermer sur lui-mme
outre mesure, paralllement ˆ l'augmentation de la durŽe de son ch™mage.
Il doit
comprendre comment faire repousser ses racines sociales qui lui ont ŽtŽ
arrachŽes, dans son propre "jardin", en cultivant son auto-estime.
Il doit
enfin se rendre compte que son exemple est un "miroir aveuglant" pour
ceux qui sont contraints ˆ des horaires et des t‰ches pas toujours
Žpanouissantes. Et tre ˆ son tour tolŽrant et mesurŽ dans sa critique
Žventuelle du systme.
Cette
analyse n'est pas moralisatrice, mais exprime simplement l'intŽrt de trouver
le chemin du milieu.
En
dŽfinitive, la voie est claire, simple, sans ambigu•tŽ : pour se sentir libre
le ch™meur doit prŽalablement se dŽgager de la peur de la dŽvalorisation. Le
sens de la libertŽ de sa condition ne peut lui tre donnŽ que par lui-mme.
Alors la moitiŽ du chemin sera parcourue pour faire un clin d'Ïil sympathique
aux non-ch™meurs.
Pour
que l'autre partie du chemin soit praticable, il nous faut encore observer le
point de vue du non-ch™meur.
*
* *
UN PEUPLE D'HUMEUR TƒNƒBREUSE.
J |
usqu'ici la dŽmonstration Žtait
relativement simple. Le traumatisme qu'un ch™meur peut ressentir aprs un
licenciement ou lors d'entretiens de recrutements infructueux est assez facile
ˆ comprendre pour un non-ch™meur.
Quant au ch™meur, il peroit bien
tous ces rejets ˆ son Žgard de la part de la sociŽtŽ des non-ch™meurs. Il peut
aussi assez facilement comprendre que son exemple est une remise en cause
dŽsagrŽable pour ceux qui triment sans plaisir et qui demeurent rivŽs ˆ des
postes dŽvalorisŽs ou mal payŽs. Il peut souponner la jalousie qui parfois
s'immisce dans les rŽactions lorsque des non-ch™meurs s'imaginent, de manire
infondŽe, qu'il touche des indemnitŽs ˆ ne "rien faire".
Mais
ni les uns ni les autres ne sont bien conscient de l'immense sentiment de
culpabilitŽ qui sous-tend la
quasi-totalitŽ des avis, des jugements et des attitudes nŽgatives ˆ l'Žgard du
ch™mage !
D'autant
plus que pratiquement personne n'en parle ouvertement. Des situations extrmes,
caricaturales, peuvent peut-tre nous donner des ŽlŽments rŽvŽlateurs de ce
sentiment, bien moins Žvident ˆ identifier que l'opinion le croit. Nous allons essayer de le discerner plus prŽcisŽment,
tout en nous gardant de conclure trop rapidement et en laissant les idŽes
traditionnelles au vestiaire !
Des regards qui en disent long.
Une
amicale soirŽe.
Le ch™meur est parfois embringuŽ dans une soirŽe entre amis au cours de
laquelle toutes les pulsions se dŽfoulent. TŽmoin ces quelques bribes d'une
petite discussion entre la poire et le fromage, de quelques amis "bien
intentionnŽs" :
- É"Il Žtait plus que temps que ces congŽs de fin
d'annŽe arrivent. J'ai du travail par-dessus la tte. Je n'en peux plus. J'ai
ramassŽ pas mal d'argent, mais j'en ai vraiment marre !
-
" Tu pourrais tre plus discret ! Et surtout pas te plaindre d'avoir trop
de travail. Chaque fois qu'on parle avec toi, tu n'arrtes pas de te plaindre
que tu as trop de travail ! Il y a tant de gens qui n'en ont pas, et qui
voudraient bien travailler. Tu trouves que tes propos sont trs sympas, alors
que ton copain est au ch™mage ? fait
remarquer vertement une de ses amies prŽsente. C'est le feu aux poudres !
Sortant de ses gonds, il Žclate :
- "Moi, ce qui me met en rage, ce que je ne
supporte pas, c'est que je bosse comme un dingue pour payer les indemnitŽs de
ceux qui ne fichent rien ! Je me crve au boulot. Je ne fais que payer des
imp™ts, des imp™ts. J'en profite mme pas. Et eux, ils se plaignent, les
pauvres cocos, qu'ils ne trouvent pas de travail. C'est bien leur faute !"
-
" Tu ne pourrais pas embaucher des assistants pour souffler un peu ? Tu
ferais moins de bŽnŽfices, mais tu crŽerais des emplois. Tu aurais plus de
temps ˆ toi. Tu serais plus libre pour prendre des vacances". Lui fait-elle remarquer pour temporiser.
-
"C'est pas possible ! Tu ne te rends pas compte ! Mes clients veulent
avoir affaire ˆ moi. Si j'avais des collaborateurs, ils couleraient ma
bo”te". RŽtorque-t-il, de mauvaise
foi.
Alors un concert d'anges fuse de toute part. Les "bons
amis" dirigeant leurs piques acides vers le pauvre copain-ch™meur qui
n'avait pas encore pris la parole et reste coi.
-
"C'est un peu vrai, tous ces ch™meurs, ils ne font rien pour s'en sortir
!"É
-
É" Et puis d'abord, si on veut vraiment trouver du travail, a n'est pas
si difficile que a. Il suffit de le vouloir. Moi, j'ai bien trouvŽ mon poste
en quinze jours !"É
- É
"Oui, il y a toujours du travail. Mme si c'est un petit boulot. Il faut
le voir comme un moyen temporaire de gagner de l'argent."É
-
É"Mais les ch™meurs ne veulent plus travailler, c'est bien connu. Ils
prŽfrent se la couler douce. Avec leurs indemnitŽs, pourquoi
travailleraient-ils !"É
Une ‰me compatissante, pleine de "bonnes
intentions", semble quand mme vouloir prendre sa dŽfense :
-
"Tu sais, si on te dit cela, c'est pour ton bien. C'est vrai, quoi ! on
voit bien que tu te laisse aller. Si tu ne fais rien, personne ne fera rien
pour toi. Il faut que tu te secoues ! Je n'arrive pas ˆ comprendre que tu te
retires du monde. Si tu ne rŽagis pas tu vas finir comme un clochard !"É
Le dit ch™meur arrive enfin ˆ placer un mot :
-
"Mais, j'ai b‰ti plusieurs projets. Je contacte pas mal de gens de la
profession. Seulement il n'y a pas eu une seule opportunitŽ valable depuis deux
ans. C'est bien malheureux, mais c'est comme a. Mais j'ai confiance. Je
finirai par trouver un dŽbouchŽ intŽressant."
Et le concert de repartir :
-
Tout ce que tu nous racontes, c'est un alibi pour ne rien faire !É
-
C'est parce que tu t'y prends mal ! Si tu veux, je peux te montrer comme mettre
au point une stratŽgie de recherche."É
EtcÉ
Puis le sujet glisse sur un terrain plus politique.
É
"Tout le monde se gargarise avec la solidaritŽ, fulmine le premier
individu. Mais la solidaritŽ, elle n'a pas ˆ tre imposŽ de force. C'est un don
spontanŽ. Alors quand j'entends les politicards me parler de solidaritŽ, je
trouve qu'en plus ils nous prennent pour des imbŽciles. Ce que je gagne, je
l'ai gagnŽ ˆ la sueur de mon front. Si je veux avoir mes bonnes Ïuvres, a ne regarde
que moi. Personne n'a ˆ s'arroger le droit de me dicter ma conduite et
d'essayer de me forcer la main"É
Cet ami
ch™meur dut supporter ce tir de boulets rouge pendant au moins une demi-heure.
Il est difficile de retranscrire toute l'agressivitŽ, ni le dixime des paroles
qui fusrent ce soir-lˆ. Un vŽritable drame se dŽroulait comme un huis clos au
cinŽma. Mais il Žtait rŽel.
Des
questions viennent aux lvres : pourquoi toute cette agressivitŽ ? Pourquoi ce
dŽferlement de lieux communs ? Pourquoi ces amis en viennent-ils ˆ perdre tout
sens de la mesure et ˆ ne mme plus se rendre compte qu'ils enfoncent un des
leurs, dŽjˆ dans le malheur ? Pourquoi un tel acharnement, sans mme
s'apercevoir de la cruautŽ des paroles. Il n'est plus question d'une conversation
enflammŽe ˆ propos du ch™mage, mais d'une "mise ˆ mort"
quasi-symbolique d'un ami prŽsent, comme dans une arne. Un peu comme s'il
n'Žtait pas lˆÉ
Il est certain que l'aspect spectaculaire des rŽactions est ˆ mettre sur le
compte d'une levŽe des inhibitions au cours d'une soirŽe informelle et d'un bon
repas. Mais le taux d'agressivitŽ n'en
demeure pas moins une clŽ rŽvŽlatrice.
Revenons sur les faits. Le ch™mage en question, n'Žtait pas un sujet de dŽbat
idŽologique entre des partis politiques ; il s'agissait d'amis. Est-il logique
qu'ils n'aient pas fait preuve d'un minimum de commisŽration, de sympathie, de
comprŽhension pour un ami qui avait perdu : emploi, salaire, reconnaissance
professionnelle, statut social, confort de vie ? Alors qu'eux ont tout cela !
Il n'Žtait pas non plus question d'un dŽbat polŽmique artificiel, comme un jeu
intellectuel. Un vrai ch™meur Žtait au centre de l'enjeu !
Pouvons-nous essayer de deviner la
nature obscure de cet enjeu ?
N'est-il
pas le rŽsultat d'un conflit intŽrieur,
entre des pensŽes humanitaires qui
poussent ˆ une action charitable envers le ch™meur dans l'adversitŽ, et des pulsions
Žgocentriques qui cherchent ˆ dŽfendre des
biens personnels contre tout pillage par un ennemi invisible venu de
l'extŽrieur ? Le ch™meur incarnant simultanŽment, dans l'imaginaire, les deux
r™les antagonistes.
Ne voyons nous pas lˆ ˆ
l'Ïuvre, un mŽcanisme connu du sentiment de culpabilitŽ ?
Les spŽcialistes connaissent bien
les modalitŽs d'expression de ce sentiment de culpabilitŽ. Il pousse soit ˆ
battre sa coulpe, conduisant mme parfois ˆ une mŽlancolie inhibitrice
pathologique ; soit ˆ l'inverse, ˆ se conduire de manire agressive. N'est-ce
pas cette deuxime modalitŽ qui s'est dŽroulŽe sous nos yeux stupŽfaits, dans
ce bref Žpisode ?
Par-dessus les propos violents du premier personnage sorti de ses gonds,
semble-t-il ˆ cause de ses frustrations personnelles, les fausses
conceptions ambiantes au sujet des
ch™meurs, sont accourues pour l'hallali. Gr‰ce ˆ la complicitŽ inconsciente des
autres invitŽs. Et les acteurs de la tragŽdie n'ont pu opposer ni leurs bons
sentiments charitables, ni des propos plus ŽclairŽs et pertinents, ˆ la meute
devenue incontr™lable des idŽes fausses. IdŽes fausses que notre sociŽtŽ tra”ne
comme des boulets. Les acteurs ont ŽtŽ emportŽs par ignorance des mŽcanismes
humains, peut-tre plus que par intolŽrance.
Faute
d'avoir des idŽes claires sur les causes rŽelles du ch™mage et sa finalitŽ
historique, ne s'attribuent-ils pas inconsciemment la responsabilitŽ
du ch™mage ˆ eux-mmes ? Ne crŽent-ils pas ainsi un clivage personnel dans
leurs ttes en s'auto-culpabilisant ?
Il est
certain que cette analyse n'est pas Žvidente ˆ mener par le seul raisonnement
intellectuel. Elle nŽcessite surtout, pour tre probante, d'tre observŽe
expŽrimentalement lors du dŽroulement de telles situations.
Revenons
sur les propos prononcŽs dans cette anecdote. Nous retrouvons deux causes
essentielles de frustration chez le non-ch™meur :
- La fracture culturelle entre
le travail et l'oisivetŽ. L'un "bosse comme un
dingue", tout seul en tant que
travailleur libŽral, tandis que les autres " ne foutent rien". Les motifs de satisfaction ˆ travailler ne sont-ils pas
quelque peu ŽbranlŽs par ce dŽveloppement des oisifs ? Y aurait-il une jalousie
non avouŽe ?
- L'amplificateur fiscal de l'injustice sociale, joue cette fois dans le
sens inverse, en pŽnalisant la juste rŽmunŽration du labeur individuel. Le
travailleur indŽpendant reproche aux ch™meurs de l'obliger ˆ assumer ˆ lui seul
la charge fiscale qu'ils gŽnrent. Il "ne fait que payer des
imp™ts" et n'en "profite mme
pas". Tandis que les autres
bŽnŽficient indžment de son travail lŽgitime. Le sentiment d'tre la
"vache ˆ traire" qui fait tourner l'Žconomie mais n'en tire aucun
bŽnŽfice personnel, est un sentiment pour le moins explosif.
- De plus ne s'y greffe-t-il pas
une rŽaction de rejet violent ˆ toute manipulation politique qui tend ˆ "donner mauvaise conscience", c'est-ˆ-dire ˆ conditionner par les sentiments pour
augmenter le poids de l'auto-culpabilisation initiale ?
La pensŽe qui utilise cette
mŽthode de conditionnement des foules (par utilisation de slogans dŽclinant des
notions de fausses "solidaritŽs" ; en opposition ˆ la vraie solidaritŽ "venant du cÏur" et "non imposŽe par la force") est de nature ˆ obscurcir la conscience collective au
lieu de l'Žlever. Si l'opinion apprend progressivement ˆ rŽsister ˆ de telle
mŽthode, en se frottant ˆ leurs effets urticants et douloureux, le poids supplŽmentaire de cette
culpabilisation reste encore nŽanmoins immense.
Cet
ami qui rŽagissait contre son propre ami ch™meur avait malheureusement besoin
d'un bouc Žmissaire pour libŽrer son
agressivitŽ, sous peine de retourner l'Žnergie explosive contre lui et de
s'autodŽtruire.
L'agressivitŽ n'est pas toujours
rŽvŽlatrice d'une culpabilisation, mais elle peut la faire appara”tre aux yeux
de l'observateur attentif.
Mieux
nous comprenons ces mŽcanismes ŽlŽmentaires des motivations et des
conditionnements de masse, plus nous pouvons y rŽsister et leur faire perdre
leur pouvoir. Nous permettons par contrecoup aux acteurs qui se fourvoient dans
de telles voies de s'en libŽrer ˆ leur tour. Faute de combattants, le combat
cessera !
La
tŽlŽvision ces dernires annŽes nous a montrŽ des flashs de tels comportements,
en cherchant ˆ les dŽcrypter, bien souvent trop rapidement. N'est-ce pas cet empressement
qui lui ™te toute valeur pŽdagogique et ravale la dŽmonstration ˆ un simple spectacle
de la douleur humaine ? Il conviendrait de mŽditer longuement l'analyse de tels
exemples, car elle requiert une fine identification des mobiles contradictoires
qui s'imbriquent les uns dans les autres.
La
t‰che est d'autant plus ardue que le non-ch™meur n'a pas conscience de ce
sentiment de culpabilitŽ. Il
l'Žvacue simplement. C'est donc, encore une fois, aux manifestations de cette
Žvacuation qu'il faut porter notre attention pour comprendre. Si le non-ch™meur
est de bonne foi, et animŽ d'une volontŽ de se comprendre lui-mme, il
parviendra lui-mme par en prendre conscience
Ce
sentiment, nous l'avons notŽ plus haut, peut aussi se manifester autrement.
Dans
une deuxime variante, la bonne Žducation peut dissimuler l'agressivitŽ, aux propres yeux de celui qui s'exprime comme ˆ ceux de
son auditoire, et rendre les discours sur le ch™mage trs aseptiques et
convaincants au premier abord. Nous avons
tous dans nos entourages bien des exemples de ce qu'il est de bon ton de dire.
Certaines de ces phrases ont ŽtŽ relevŽes dans les chapitres prŽcŽdemment et
qualifiŽes "d'idŽes fausses". Peut-tre le lecteur n'a-t-il pas ŽtŽ
tout ˆ fait convaincu d'ailleurs de cette faussetŽ ? Il pourra y revenir et les
rŽexaminer tranquillement ˆ la lumire de cette clŽ de dŽcodage. Bien que cette clŽ ne soit ni automatique ni
systŽmatique et nŽcessite un travail personnel ardu.
Que
peuvent nous dire par exemple du ch™mage ces analystes convenus ?
"Les ch™meurs veulent garder leur statut et leur salaire. Ils ne veulent
pas rŽtrograder. Alors ils profitent des indemnitŽs du ch™mage pendant un an et
n'acceptent pas les postes qu'on leur propose, quand ils sont infŽrieurs ˆ ce
qu'ils avaient, ou sont moins bien payŽs. Et puis, au bout d'un an, il est trop
tard : ils ne retrouvent plus de travail. Moi, j'ai changŽ plusieurs fois de
travail. J'ai acceptŽ des postes subalternes. J'ai tout recommencŽ, en
travaillant beaucoup."
Notons que l'argumentation est
plus posŽe et construite. Notons aussi que la personne n'a pas ŽtŽ vraiment au
ch™mage, mais a changŽ de travail. Il
en existe des centaines de ce type.
Nous
adhŽrons tous ˆ de tels arguments logiques, sans y prendre garde !
Mais personne ne semble
s'interroger sur le POURQUOI ?É Pourquoi vŽritablement le ch™meur se comporte
de cette manire ? Pourquoi surtout nous empressons-nous d'adhŽrer ˆ ces idŽes
sans les contester, et encore moins les analyser ?
Si
nous finissons par ne pas nous y laisser prendre, nous pouvons toujours essayer
d'argumenter contre ces propos. Mais c'est
le plus souvent en vain. Nous pouvons essayer de revenir ˆ ce paradoxe
essentiel : que pour le moment il y a un dŽficit de trois ˆ cinq millions
d'offres d'emploi, du moins en termes de perception, et que la volontŽ
individuelle est dŽmunie face ˆ certaines rŽalitŽs, de dimension plus grande.
Ou que
les circonstances sont aussi fonction des branches professionnelles, de l'age,
de l'Žpoque ˆ laquelle il se rŽfre, des charges familiales, etc. et que ce que
cette personne a rŽussi, une autre ne le pourra pas nŽcessairement dans des
circonstances diffŽrentes.
Ou que
le besoin de ne pas travailler est une rŽalitŽ psychologique et physiologique
qu'il n'est pas scientifique de nier purement et simplement.
Toute
argumentation logique et frontale a toutes les chances d'Žchouer. Car ces
non-ch™meurs ne sont pas libres de leur propre affectivitŽ.
Peut-tre
la rŽorientation de la discussion d'une autre manire moins habituelle, en
abordant en particulier le ch™mage sous son aspect rŽvolutionnaire et bŽnŽfique ˆ
terme pour la sociŽtŽ, fournira-t-il une meilleure chance de trouver un terrain
d'entente ? Mais ne nous leurrons pas, dŽs qu'il s'agira de revenir ˆ l'analyse
traditionnelle des conditions de base du ch™meur, les prises de position antŽrieures reviendront
cristalliser le dŽbat.
Le
non-ch™meur a besoin de faire une grande partie du travail d'Žmancipation
vis-ˆ-vis de sa culpabilitŽ, par lui-mme. Ë moinsÉ que le ch™mage ne finisse
par tre reconnu pour ce qu'il est vraiment.
Les
gens les plus ŽduquŽs et dipl™mŽs ne sont pas nŽcessairement les plus favorisŽs
en matire de dŽconditionnement. Parfois le bon sens rŽsultant d'une humble
condition peut tre d'un plus grand secours pour comprendre cette bulle de
culpabilitŽ qui obscurcit notre sociŽtŽ. Bulle qui rŽsulte de la multitude des sentiments individuels de
culpabilitŽ des non-ch™meurs vis-ˆ-vis des ch™meurs. Ce point est encourageant
car il ne limite pas le travail de comprŽhension du ch™mage sous l'angle de la
motivation, ˆ la seule catŽgorie de la population qui a fait des Žtudes
supŽrieures.
La clŽ de comprŽhension se rŽvle ici, dans ces discours plus
policŽs, non pas l'agressivitŽ mais le rejet de la faute sur autrui. Auquel peut s'ajouter une tendance ˆ la rationalisation
"bŽtonnŽe", ˆ propos d'un seul point de vue monolithique (qui est en
quelque sorte une forme d'agressivitŽ retenue et canalisŽe). Les ch™meurs sont
donc placŽs dans la position du fautif, et n'ont qu'ˆ s'en prendre ˆ eux-mmes
pour ce qui leur arrive ! N'est-ce pas lˆ une attitude trs courante ? Elle est
peu propice ˆ jeter la lumire sur une question si difficile. L'attitude de rejet
de la faute sur autrui ne manifeste-t-elle
pas un Žtat affectif irrationnel ? Qui s'oppose ˆ une dŽmarche de connaissance
rationnelle, reconnaissant les deux p™les du clivage comme aussi dignes de
considŽration ?
D'autres fois - troisime cas de figure - les interlocuteurs seront muets lorsqu'il s'agira du ch™mage.
" J'ai ŽtŽ frappŽ par l'attitude de deux amis, invitŽs un week-end
ainsi que moi-mme, par un de nos amis communs. Ils Žtaient venus l'aider ˆ
rŽflŽchir ˆ un article qu'il avait fait justement sur le ch™mage et qu'il
voulait proposer ˆ un journal. Notre h™te eut d'abord le plus grand mal ˆ
mettre le sujet sur le tapis. Tout fut prŽtexte ˆ ses amis pour diffŽrer
jusqu'au premier soir. Quant enfin nous avons abordŽ le sujet, au lieu de
discuter du fond, des thses Žmises, de trouver les idŽes pertinentes ou mme
simplement de se faire les avocats du diable et de les contredire, ce qui
aurait dŽnotŽ leur passion, ces amis se contentrent d'Žmettre quelques
critiques trs laconiques sur la forme et le plan gŽnŽral. Et la discussion se
tarit au bout de moins de cinq minutes ! Une autre tentative le lendemain
n'aboutit pas plus. Je dois dire que j'Žtais un peu choquŽ par leur
comportement, car cet ami qui nous invitait Žtait lui-mme ˆ ce moment-lˆ au
ch™mage. Il tentait de s'en sortir par tous les moyens et cherchait de l'aide
auprs de son entourage. Je n'ai pas compris, car habituellement ces deux-lˆ
ont le cÏur sur la main É"
Il n'y
a pas ˆ chercher bien loin. Lˆ encore nous pouvons partir de l'hypothse que le
sentiment de culpabilitŽ opŽrait son travail de sape. Mais cette fois, il ne se
manifestait pas par de l'agressivitŽ mais par une inertie mentale. Cette inertie est le propre, ne l'oublions pas, de la
mŽlancolie, manifestation extrme de ce sentiment pervers. C'est la clŽ qui peut permettre de s'interroger plus avant sur les
raisons profondes des mutismes.
Ces
trois clŽs relatives : agressivitŽ,
rejet de la faute sur autrui, inertie mentale, ne sont, bien entendu, que des moyens de dŽbuter une investigation au
sujet des attitudes des non-ch™meurs ˆ propos du ch™mageÉ
Nous avons essayŽ d'illustrer au travers de ces courtes anecdotes ce qui
empche les non-ch™meurs de comprendre les ch™meurs. Et les conduit ˆ porter
ces regards coupants dont il Žtait question au dŽbut du chapitre. On pourrait
certainement en dire bien plus ˆ propos de cette cause essentielle
d'incomprŽhension. Cause d'autant plus essentielle, encore une fois, qu'elle
n'est ni reconnue par l'individu, ni admise par l'opinion, ni mme par les
pouvoirs publics.
Mais il est important de ne pas
trop se perdre et de pouvoir garder en mŽmoire les diffŽrents facteurs en jeu,
que nous avons vu dans les prŽcŽdents chapitres et jusqu'ici. Comme il est
indispensable de bien voir toutes les pices sur un jeu d'Žchec. C'est la vue
d'ensemble de ces forces en prŽsence
qui peut permettre de comprendre un peu mieux la mŽcanique gŽnŽrale du ch™mage.
Lorsque
nous entendrons l'expression "Tout le monde se fiche bien du
ch™mage", nous entendrons en fait
maintenant que tout ce monde ressent inconsciemment de la culpabilitŽ, et tente de s'en protŽger par cette indiffŽrence de
surface.
ResponsabilitŽs partagŽes ˆ venir.
Si ce sentiment inconscient de culpabilitŽ est mieux compris, il sera ensuite possible de
rŽenvisager, non la culpabilitŽ, mais
la responsabilitŽ des diffŽrents
acteurs sociaux passŽs en revue au dŽbut de ce chapitre. Dans le sens d'une action
consciente et responsable. Il serait utile
d'Žtudier dans quelle mesure ces acteurs manquent des bons moyens pour agir
efficacement, pour attŽnuer les effets du ch™mage, et tendre ˆ le faire
dispara”tre.
Chaque entitŽ sociale peut
facilement - si elle en a la bonne volontŽ - rŽexaminer en particulier certains
moyens nŽcessaires ˆ remplir ses devoirs face au ch™mage, d'une manire sans
doute nouvelle.
Les points suivants en particulier
peuvent leur tres suggŽrŽs, comme autant de dossiers ˆ ouvrir.
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¥ Aux agents des services de l'emploi : les moyens de motivationÉ
¥ Aux embaucheurs, et autres acteurs de l'entreprise : les moyens
de remise en confiance prŽalable des candidats ˆ l'embaucheÉ
¥ Aux acteurs publics, administration
fiscale, services publics : les moyens d'une restructuration interne de leur
mode de management, (qui irait bien au-delˆ d'une refonte de l'imp™t en
particulier)É
¥ Aux
acteurs politiques : les moyens de conduire une rŽflexion sur le fond, des
enjeux de l'emploi et du ch™mage, toujours ŽludŽs pour raison de sondage
insuffisantÉ
¥ Aux acteurs de
la sociŽtŽ en gŽnŽral : les moyens d'une vŽritable comprŽhension du ch™mageÉ
Les diffŽrentes rŽflexions techniques en dŽcoulant peuvent sembler cependant
encore prŽmaturŽes en l'Žtat actuel de clivage de l'opinion ˆ propos du
ch™mage.
CHASSƒ-CROISƒ D'INCOMPRƒHENSIONS
Nous venons d'envisager les deux groupes de protagonistes
projetŽs dans le clivage du ch™mage : les ch™meurs et les non-ch™meurs. Nous
nous apercevons ˆ quel point les discours Žconomiques, de l'offre et de la
demande par exemple, ou idŽologiques, du travail et du capital entre autres,
sont loin des causes que nous avons observŽes. Du moins en ce qui concerne le
discours ; car dans le fond, tout finit par se rejoindre.
Nous
avons mis en lumire non les arguments des uns et des autres, comme on le fait
habituellement dans une dŽmarche intellectuelle superficielle, mais les
motivations ˆ la base des comportements. Cette manire de faire est encore trop
peu courante pour emporter l'adhŽsion des foules, pense-t-on gŽnŽralement.
Pourtant, ici et lˆ se dessine une tendance ˆ ne pas se contenter de
l'apparence des choses. Tant dans le domaine des Žmotions que de la raison, on
cherche ˆ analyser plus finement le ressenti des acteurs sociaux et les
illusions qu'ils peuvent nourrir[3]. Cette tendance se diffŽrencie du spectacle ; elle n'est pas nŽcessairement ennuyeuse. En revanche
elle nŽcessite l'introduction d'une respiration pour la rŽflexion et d'une redŽfinition des temps de
parole.
En considŽrant les besoins du ch™meur et du non-ch™meur, nous voyons bien
qu'ils ne peuvent pas se comprendre a priori. L'un aspire ˆ tre pris en
considŽration, tandis que l'autre est ŽcartelŽs par un sentiment inconscient
qui l'empche de reconna”tre les besoins fondamentaux de l'autre. Besoin de
reconnaissance et besoin de se libŽrer de la culpabilitŽ ne peuvent
mutuellement se porter secours en se rŽpondant sur un simple mode intellectuel
; ils sont comme deux frres ennemis.
Il est
nŽcessaire de le rappeler : il n'y a pas de fautif, ni de coupable. La nature
avide et Žgo•ste, propre ˆ la condition humaine, a dŽrŽglŽ une machine
Žconomique mondiale. Cette nature a simplement ŽtŽ poussŽe ˆ l'extrme de la
cupiditŽ et de l'inhumain par l'app‰t du gain d'une poignŽe de plus forts, de
tous bords. Voici comment peut s'Žnoncer de manire simple et schŽmatique le
problme. Le ch™meur et le non-ch™meur ne sont donc pas plus responsables du
ch™mage l'un que l'autre. En revanche ils peuvent s'accorder, sur le mode de la
bonne volontŽ qui transcende le simple mode intellectuel, pour en supprimer les
causes profondes. Et pour trouver rapidement les remdes ˆ la douleur de toute
la sociŽtŽ. Cette idŽe est-elle trop simple pour tre perue ?
Il est indispensable que les freins ˆ la motivation soient prŽalablement
desserrŽs pour que les deux groupes s'Žcoutent. Sinon un Žternel chassŽ-croisŽ d'incomprŽhensions, fondŽ
sur des pseudo-rationalisations, ne permettra jamais de s'attaquer aux vrais
problmes. Ce sera lˆ le bŽnŽfice d'un premier effort individuel,
incontournable.
Une
base commune d'entente peut-elle ensuite tre envisagŽe ? Quels pourraient en
tre les ŽlŽments ? Nous pouvons en imaginer quelques-uns.
Ils reprŽsentent autant de dossiers ˆ ouvrir :
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Un rejet de la souffrance morale et de
la morositŽ.
Un besoin de comprendre le ch™mage au-delˆ du convenu.
Un esprit de rŽalisme (prenant en compte un fait sans
prŽcŽdent dans l'histoire rŽcente : la longueur de la crise - un quart
de sicle de ch™mage - et l'intensitŽ - de un ˆ cinq millions
d'individus touchŽs. Et la reconnaissance que les solutions Žconomiques n'ont
rien rŽsolu)
Un refus de rejeter ses concitoyens dans une sorte de guerre
civile, idŽologique et larvŽe.
Un dŽsir de s'en sortir tous ensemble.
L'hypothse d'une nŽcessaire rŽvolution des faons de
penser. (É)
Il y a bien des raisons qui peuvent pousser les uns et les
autres ˆ commencer ˆ dialoguer sur le ch™mage, sans reporter la faute sur
l'autre, mais sans adopter une attitude fataliste. Ce travail fournira d'autres
supports de rŽflexion dans ce sens. Car c'est dans un Žchange tolŽrant que les
peurs inconscientes et les rancunes peuvent se dissiper.
Sans
la comprŽhension du sentiment
INCONSCIENT de culpabilitŽ, pice ma”tresse de l'analyse, il est
impossible d'aller plus loin dans la mise ˆ plat des antagonismes gŽnŽrateurs
de la fracture sociale concernant le ch™mage. Car alors on en revient aux idŽes
prŽconues. Et un jugement trop intellectuel ne prend en compte que des aspects
extŽrieurs du ch™mage.
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[1] La culture
individuelle, initialement dŽfinie comme un "ensemble de connaissances
permettant de dŽvelopper le sens critique, le gožt et le jugement",
lorsqu'elle devient une culture de masse, s'appauvrit par son incapacitŽ ˆ se
dŽgager des idŽologies. Elle devient un comportement acquis inconscient des
sociŽtŽs humaines.
[2] Le "complexe
des horaires" est liŽ Žtroitement au salaire comme nous l'avons vu au
chapitre prŽcŽdent, ˆ propos de "La plaie de la comptabilitŽ analytique du
temps". Les composants irrationnels sont de plus si imbriquŽs que la
culture actuelle est loin de pouvoir se dŽgager de ce "complexe". Les
voyageurs savent par expŽrience que d'autres peuples, les Nord AmŽricains entre
autres, ne sont pas sujets aux mmes illusions ˆ ce propos. Nous y reviendrons
plus loin.
[3] Par exemple, dans
un autre domaine, la place des femmes en politiques et dans les mŽdia. La
manire dont attitude et comportements, des femmes comme des hommes, ont une
influence sur l'image qu'elles ont d'elles-mmes, est de mieux en mieux
analysŽ.